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LE PAIN, NOURRITURE SPIRITUELLE ?

La spiritualité est parfois vécue comme une recherche perpétuelle, le cheminant grimpant les branches de dogme en dogme. Elle n’est pas sans rappeler le mythe de Tantale : quand il s’élève pour atteindre le fruit tant convoité, le vent l’éloigne à nouveau, un peu plus loin. Tantale cherche alors un autre fruit ou essaye de monter encore plus haut. Et si la spiritualité n’était pas ailleurs ou là-haut mais partout, là sous nos pieds, dans cette matière, mater en latin, autrement dit, la terre-mère  ? A l’interface de la plaine de vignes et de la Montagne Noire, un artisan boulanger, David Wicker, recherche le point de convergence entre l’esprit et la matière à travers la fabrication d’un aliment séculaire : le pain. Sillonnons les interstices de la croûte en fermant les yeux, comme pour mieux lire. Comment le pain façonne-t-il, petit à petit, l’homme à devenir plus complet ? 

Reportage John Holliday | Crédits Photo David Wicker

 

Rencontre avec David Wicker, artisan boulanger - vague(s) magazine intuitif et évolutif

Pour aller à la rencontre de l’histoire de David Wicker, je l’invite à emprunter le sentier rocailleux d’un puesh*, le temps de ressentir sous nos pieds les infinies variations du sol. Quelques pas plus loin, nous nous adossons à une roche, à l’abri du vent, place idéale au-dessus de la vallée de vignes. David dépose quelques tranches de pain frais sur le sol, à plat, sur l’herbe dorée, comme une invitation à parler sans ambages. J’évoque mon intérêt pour ce pain bio, la qualité de la graine, le levain, tout ce qui, selon moi, fait un bon pain. David Wicker regarde au loin. «  Au départ je voulais faire un pain le plus naturel et le plus sain possible. Je ne l’avais pas réalisé sur le moment, mais cela m’apportait aussi autre chose dont j’ai conscience aujourd’hui : l’ancrage dans la matière. Je suis comme un ballon qui flotte, j’ai besoin de cette activité-matière pour m’arrimer à la terre  ».

 

Un sourcil se lève. Une fine incursion de vent balaye délicatement quelques feuilles mortes et mes a priori pour cet article avec. Renouvellement de mon regard sur cet homme. Il ajoute, en écho à mes pensées : « Vivre la spiritualité, c’est laisser passer la lumière en acceptant tout ce que nous offre chaque instant  ».

 

S'arrimer à la terre

On est loin de l’image d’Épinal de la spiritualité d’un ermite qui consacre sa vie à chercher Dieu. La quête de David n’est pas en dehors du corps ou après la vie mais dans la matière, là, maintenant. Au lieu de choisir entre le camp de la matière ou de l’esprit, entre la terre et le ballon, il tisse le fil d’Ariane entre les deux. «  C’est une question du quotidien  : ‘comment est-ce que j’investis la vie terrestre ? J’ai réalisé que ce métier permet de ramener ce que je goûte avec l’esprit dans la matière qui se nourrit de lumière  ».

 

Je tisse à mon tour le fil de ma pensée, recherchant le lien entre l’homme spirituel devant moi et le métier de boulanger. Pourquoi choisir de faire le pain alors et pas une autre activité ? « Parce que je recherche fondamentalement la matière et le pain est constitué à partir des quatre éléments de la matière  :  la terre, l’eau, le feu, l’air  ».

 

« Vivre la spiritualité, c’est laisser passer la lumière

en acceptant tout ce que nous offre chaque instant »

 

Les montagnes à l’horizon, le casse-croûte devant nous, j’ai le sentiment que tout est là. Je suis prêt à remonter aux origines du pain, comme le roi Midas remontant jusqu’à la source du fleuve pour se laver de tout ce qu’il avait reçu.  Au cours de ce voyage au cœur de la matière, la question de l’esprit n’est jamais très loin, comme tapi sous un de ces cailloux que l’on s’apprête à jeter devant nous, un peu plus loin.

 

Le pain de David Wicker - vague(s) magazine intuitif et évolutif

Matière, es-tu là ?

Tout commence par la TERRE, là où se trouvent les racines de la céréale, plongées dans le sol... Les semences sont anciennes, non hybridées, résistantes. Petit épeautre, barbus, rouge de bordeaux, adette… Autant de variétés cultivées localement, dans le Tarn, l’Hérault et l’Aude. Le sol est le socle de l’architecture du pain. Equilibré par la vie qui le compose, sans perturbation anthropique. Les graines nourries des éléments nutritifs sont récoltées et broyées finement pour faire la farine par un meunier de la Montagne noire. « D’abord, je récupère les éléments TERRE : la farine, le levain et le sel, puis j’ajoute l’EAU pour faire la pâte. Le point de départ, c’est la volonté de mélanger tous les éléments. Ensuite, il s’agit de diviser la pâte et de la façonner. Je plonge mes mains dans la pâte, et je sens si c’est suffisamment humide  ».

 

Son travail a besoin d’un ressenti particulier, là où l’attention rejoint l’intention. L’esprit s’efface devant la main qui sait. En même temps que la pâte se modèle, le savoir du boulanger naît d’une danse entre la main et la matière. Connaissance. Tous les ingrédients se mélangent. L’UN se forme. La pâte informée est à la fois substance amorphe et réceptacle de l’information : toutes les conditions initiales, de la graine de céréale à la pression de la main sur la pâte, sont là. Les dés sont jetés.

 

« Le silence permet de trouver son destin »  Lao Tseu

 

« Au contact de l’AIR, la pâte fermente. Il n’y a rien à faire, il faut attendre. Cette fermentation se produit grâce au levain ». Le levain est comme la ‘mère’ d’un vinaigre, elle se conserve, se multiplie et se transmet depuis des années. Après le pétrissage, la pâte semble se reposer. En réalité, des milliards de bactéries et de levures s’activent, se multiplient à la seconde. Elles produisent du gaz carbonique en consommant le sucre de la farine. C’est ce gaz qui fait doucement se lever la pâte. Cette fermentation naturelle produit un pain de grande qualité. Elle potentialise la biodisponibilité des minéraux dans les céréales et en crée de nouveaux, selon le même principe que celui des graines germées. Par ce processus créateur, le propre même du vivant, le pain tire de lui-même plus que ce qu’il ne contient. Enfin, à l’issu de cette fermentation, le pain est scarifié pour permettre l’évacuation des gaz. Ce grignage est la signature du boulanger artiste, une trace laissée avant d’être jetée au feu. Vestige d’une présence. 

 

Le mystère du pain

la fabrication du pain - david wicker - narbonne marché bio - vague(s) magazine intuitif et évolutif

« Grâce au FEU, le mélange complètement indigeste devient assimilable. Je fais glisser le pain encore moelleux et immature dans la porte du four pain. Il y a un foyer latéral et par un système d’aération, la flamme lèche l’intérieur de four. Une fois que le pain est dans l’antre du four, il continue désormais sa route seul ». Ambivalence d’un foyer à la fois protecteur et agitateur.

 

Dans l’antre obscur du four, le processus de transformation est à l’œuvre : la mort d’une cellule faisant place à la naissance d’une nouvelle. Éros et Thanatos sont intimement liés. L’alcool produit lors de la fermentation et de l’eau s’évaporent. La mie se solidifie et le pain perd de son poids. Les composées aromatiques migrent vers la surface. Les sucres se caramélisent et forment la croûte. Le pain se cristallise. Craque. La pesanteur devient senteur.

 

A l’évocation de cette cuisson, une odeur généreuse et familière semble s’élever du pain porté par David. Avec ses sillons et ses crêtes dorées, sa variété de contrastes, ses craquelures, chaque pain est un paysage unique et imprédictible, comme une sorte d’empreinte digitale. Ainsi va le pain comme pour l’Univers, les différents composants, en proportions égales au départ, revêtent sans cesse des formes nouvelles. « Il n’existe pas deux pains identiques  : tu fais exactement le même geste, tu mets la même quantité d’eau et c’est un pain différent qui en ressort. Quelque chose de nouveau advient ». A flanc de coteau, je ressens un vertige face à la myriade de parcelles de couleurs du paysage lointain. Ce potentiel infini des choses et des formes est un abîme où réside le mystère du vivant.

 

Encore absorbé par les rayons lénifiants du soleil d’automne, je suis ramené à moi-même par une question de David Wicker. Elle apparaît comme une clé offerte pour mieux comprendre ou apprécier son lien particulier avec le pain. « Tu veux connaitre la petite histoire ? ». Le ton léger de la question contraste pourtant avec un épaississement de l’air. Souffle annonciateur d’un changement de pression atmosphérique. Un frisson me parcourt l’échine. Je pressens une histoire à laquelle nous n’avons pas besoin d’ajouter de mot pour comprendre le monde ou le destin d’un homme. Une histoire enveloppée d’un silence qui renonce à tout sauf à écouter. L’écho lointain du cri d’un rapace en suspension résonne, comme perçant l’objet de sa quête. 

 

Cours, le ciel t'appelle

Le pain artisanal de David Wicker - Azillanet - Marché bio à Narbonne tous les samedis - vague(s) magazine intuitif et évolutif

L’histoire commence par une plongée vertigineuse. « Il y a plus de dix ans, je décide de mettre entre parenthèses mon métier d’enseignant : c’est décidé, je pars voyager en camping-car avec ma famille. Sur la route, avec un petit four à gaz, je fais mon pain toutes les semaines  ». Ce rituel est comme une ancre stabilisatrice pendant la traversée des mondes. De retour de ce périple qui durera deux  ans et demi, il retrouve des amis dans le Minervois chez qui il (re)goûte à un pain qui n’est pas le sien. C’est une révélation. A une émanation de «miel-noisette», odeur invisible, se mêlent un sentiment aérien, suave et un parfum d’exaltation. « Mes amis me parlent d’un boulanger nommé Stéphane, qui venait de remettre en route un vieux four à bois à Azillanet. Je n’ai qu’une seule idée en tête : le rencontrer. Mais malgré mes nombreux appels et des messages, Stéphane est injoignable. Je doute, me demande si je dois insister ».

 

Quelques semaines plus tard, sa vie de père de famille alimente de nouvelles préoccupations et sa curiosité pour le pain de Stéphane est relayée au fond de son esprit, couche géologique sédimentée par le temps et les aléas. Mais parfois, il suffit d’une faille, d’un événement du hasard pour que tout remonte à la surface et bouleverse une vie.

 

David marque une pause dans son récit. Comme pour mieux revivre dans le détail chaque seconde de ce moment d’inflexion dans sa vie, comme un film passé au ralenti. « Nous étions à Sète dans un appartement. J’étais sorti avec ma fille. Elle avait oublié quelque chose dans l’appartement. Assez rapidement, j’ai fait demi-tour. Sans vraiment savoir pourquoi, spontanément, je me suis mis à courir. En ouvrant la porte, mon téléphone, que j’avais laissé à la maison, était en train de sonner ». L’urgence instinctive ressentie quelques secondes auparavant s'est manifestée dans cette sonnerie. Un appel, dans tous les sens du terme : c’était Stéphane.

 

 « Faire le pain est une épreuve à chaque fois.

Au moment où tu enfournes, tu ne sais jamais ce que cela va donner »

 

Un lien instantané s’établit entre les deux hommes : « Stéphane me propose de venir l’aider au fournil et en échange, il m’enseigne à faire du pain au feu à bois durant l’été. J’ai accepté, pas dans l’intention de devenir boulanger mais d’apprendre et de découvrir ». La suite de cette aventure est naturelle, comme si le sens avait déjà été tracé. David n’a pas encore conscience où cela le mènera, mais il y a cette impression de fluidité, comme une rivière qui reprend le cours de son lit naturel. « Panta rhei » disaient les grecs anciens. « Tout coule ».

 

L’été s’étire. Les quelques semaines prévues au départ pour cet échange s’étendent en quelques mois, charriant au passage de nouveaux apprentissages. La fabrication du pain prend petit à petit de l’épaisseur dans la vie de David : du premier pain seul, aux remplacements pendant les vacances de Stéphane, un diplôme de boulanger...  jusqu’au partage du Fournil. Je me demande si cette activité au fournil est un aboutissement pour David. Encore une fois, tout est en mouvement, la rivière ne stagne pas. «  Faire le pain est une épreuve à chaque fois. Au moment où tu enfournes, tu ne sais jamais ce que cela va donner ». 

 

 « Ecouter le bruit de la pâte qui s'écrase dans mes mains,

sentir la texture qui évolue de seconde en seconde, sans juger, sans analyser...

Se dissoudre dans le moment présent »

 

Le four agit comme une révélation dans l’obscurité de son antre. Imprévisible, le pain induit sans cesse une confrontation à soi-même. Éternel retour : «  Il y a ce stress de ne pas réussir. Sur huit ans, il y a seulement trois fournées parfaites où tous les pains étaient beaux, colorés, levés. Il y a tellement de paramètres. Mais une fois que tu as fait ce que tu as pu, il n’y a pas d’autre choix que d’accepter. Accepter les échecs, c’est comme accepter la différence de l’autre. La seule question qui compte est  : “ Est-ce que j’ai laissé la vie me traverser ? ”». Accepter l’écoulement naturel des choses, paradoxalement, est-ce parfois le plus grand obstacle ? Il ne s’agit pas de se laisser porter pour finir échoué sur une plage d’embâcles. Au fur et à mesure que la conscience évolue dans cette confrontation à soi, le sens est sans cesse remis en question.

 

Accepter l'écoulement naturel des choses

David Wicker artisan boulanger - Azillanet - marché bio Narbonne - vague(s) magazine intuitif et évolutif

 « A un moment, pris dans une routine j’ai perdu le sens. Pourquoi me lever le matin pour faire du pain ? J’ai aujourd’hui retrouvé le sens : nourrir les gens, c’est offrir une part de soi. Cela a du sens de nourrir les gens avec quelque chose de bon. Le bon est dans le choix des ingrédients au départ mais aussi dans l’intention qu’on y met. Au marché, j’essaie de donner le pain en conscience : un regard, un échange, parfois un peu plus… ». Le sens se niche quelque part dans le plus petit geste de cet instant. Le processus de transformation ne s’arrête plus à la sortie du four.

 

« Tout a la capacité d’influencer ce qui l’entoure. Des éléments se sont transformés en aliment. Et cet aliment a la capacité de nourrir et à son tour d’être acteur de la transformation de l’autre. J’ai conscience aujourd’hui que ce n’est pas simplement le pain que je donne, c’est aussi ma propre vibration  : si je suis fatigué, pas en forme, je le transmets aussi  ». Et il ajoute : «  Dès que je commence à pétrir, à façonner, j’essaie d’être dans cette présence. Réciter des mantras peut m’aider. Ecouter de la musique. Parfois dans une écoute renonçante. Ecouter le bruit de la pâte qui s’écrase dans mes mains, sentir la texture qui évolue de seconde en seconde, sans juger, sans analyser… Se dissoudre dans le moment présent  ». Perdre la notion du temps. Passé et futur sont confondus, comme s’ils avaient été eux-mêmes pétris et mélangés dans l’instant présent où se côtoient l’éphémère et l’éternité.

 

Intrication des alvéoles

David Wicker - l'histoire d'un pain - spiritualité et matière - vague(s) reportage

« Parfois le vendredi, je façonne le pain et je pense à quelqu’un que je n’ai pas vu depuis longtemps. Et le lendemain, au marché, je lève la tête et je vois la personne arriver ! » lance David dans un grand éclat de rire, comme pour ne pas se prendre trop au sérieux ou pour extérioriser un mélange de joie et d’incrédulité face à l’ineffable de ce que nous réserve parfois la vie. Il serait vain d’essayer de comprendre. Déconstruire les intrications des causes et des conséquences reviendrait à étudier les ramifications infinies des alvéoles d’une mie de pain sans la goûter. David laisse cette expérience au personnage d’un roman qu’il écrit. C’est l’occasion pour lui de donner vie à des points de vue plus sombres. « C’est en goûtant l’obscurité que la clarté apparaît ». J’ai envie d’ajouter : « Et c’est en goûtant à la matière que la spiritualité apparaît ».

 

En redescendant le puesh*, je me dis que l’écriture est comme ce grignage, cette scarification du pain. Finalement, David Wicker trouve là encore l’encre pour son esprit voyageur. Derrière nous, l’herbe a repris sa verticalité ondoyante. Seules, nos longues ombres évanescentes dansent sous cette lumière de fin du jour. 


David Wicker • Fournil Le Pain Levain • 3 avenue d’Olonzac • 34210 Azillanet

 

Marché bio, tous les samedis matins, à Narbonne

 

*occitan pour « petite colline ou montagne »

 

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Commentaires: 1
  • #1

    Elisabeth GARRIGUE (jeudi, 11 mars 2021 12:10)

    Dans la douleur j ai cherche la lumiere apaisante et rechauffante...le sens et l ancrage s etaient bien estompes et je ne me sentais plus legitime pour creer et cuisiner des produits pourtant vivants et reactifs. Honnetement..il m etait impossible de transmettre mon energie defaillante dans mes preparations. J ai repare et repose mon physique. Par hasard..?? aujourd hui j ai ete attiree par ton site... et samedi je serai au marche.
    La defaillance..l imperfection..etaient inenvisageable dans mon education et mon metier...je me suis regardee avec pitie et tristesse et je comprends que changer accepter ses defauts n est pas dechoir...Merci d avoir pu te lire.
    Elizabeth Garrigue